Pleine lune
Halluciné par le manque de sommeil, il sentait qu’il serait capable, s’il fermait les yeux et se mettait dans un état de tension intellectuelle maximum, de voir le visage, de voir devant lui dans le noir non pas les phosphènes des paupières serrées mais les traits qui avaient vu la fillette. L’inspecteur nourrit la soif de son obsession – démasquer un meurtrier de cette certitude : les yeux sont le miroir de l’âme et un homme ne peut cacher les pulsions morbides qui le poussèrent à assassiner une petite fille en lui enfonçant sa culotte dans la bouche. Alors, l’inspecteur scrute, espionne, observe les habitants de cette petite ville d’Andalousie qui s’abîme, tel un bateau à la coque déchirée, dans un océan de peur et d’horreur. De ce monde qui chavire s’élèveront comme la plainte d’une ville terrassée par un drame innommable, les voix de ses habitants, l’institutrice, le médecin légiste, le prêtre jusqu’au meurtrier. Antonio Munoz Molina est un écrivain d’une étonnante franchise dont le récit creuse jusqu’à la douleur dans les tréfonds de l’âme humaine. D’une prose magique qui donne à la littérature toute sa dimension, l’indicible devient soudain le révélateur d’une ville et de sa communauté, à l’image des pensées que la conscience refoule. Pleine Lune a obtenu le prix Femina étranger en 1998.
Séfarade
Antonio Muñoz Molina a l’intime conviction que chacun de nous enferme en soi, comme un coffre à l’ouverture capricieuse, un ou plusieurs romans. Que la vie suit des méandres compliqués aux allures d’échecs, de catastrophes, de défaites grandioses et tristes comme des sanglots de géants. Son dernier livre se penche sur ces hommes et ces femmes dont la clarté de l’existence fut soudain masquée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Poursuivant et forçant de sa plume sa mémoire, et la mémoire de ceux qui lui offrirent ces histoires, Molina nous invite à suivre les accords d’un chant triste, évoluant entre fiction et réalité, récit historique et personnages de fiction. Il dessine, dans l’amour de son sujet, ces vies plongées dans l’oppression du nazisme ou du stalinisme, rédige les remords d’un enfant et de son père, rescapés de l’extermination, relate les destins de Franz Kafka ou de celle qui fut sa maîtresse, Milena Jesenska, l’épreuve de Margarete Buber-Neumann, qui fut prisonnière en Sibérie puis à Ravensbrück. Mais la grande force de Molina est de ne jamais profiter de ses personnages pour les transformer en acteurs de mélodrame.